Enraciné depuis bien longtemps au sommet de la colline, je domine le village qui s’étire à mon pied. Loin de l’agitation, je vis au milieu de la verdure et dans ce grand calme, j’ai tout le temps de contempler au fil des saisons les changements de couleur des valons qui m’entourent. Sauf visite impromptue d’un lièvre en quête d’herbe tendre ou d’un sanglier venu déterrer mes glands, je n’ai pour seul voisin que le renard. Il a creusé son terrier tout près de moi et je le vois gambader, aller et venir, souvent seul. Mais… depuis quelques semaines il parait tout agité, tout frétillant… c’est qu’il a maintenant de la compagnie...
J’ai traversé les décennies sans même m’en rendre compte. Je suis le plus grand de cette contrée, le plus vieux aussi. Avec le temps, mon tronc est devenu trapu, mes branches se sont allongées jusqu’à frôler le sol pentu sur lequel j‘ai grandi et au printemps, je vois arriver tout un petit monde venu se reposer près de moi, sur l’herbe douce qui m’entoure, profitant de l’espace intime que j’ai créé. On me dit centenaire. C’est vrai que je suis le seul alentour qui ait résisté aux ans. Ce grand âge me donne de la force et on peut dire que je suis le maître de ces lieux.
Les taillis qui font barrage à tout malotru me protègent et il faut être bien téméraire pour m’approcher car aucune route ne mène à moi. Combien s’y sont égratigné les jambes pour me trouver, en serpentant entre des touffes d’arbustes épineux décourageants. Chaque jeune génération, instruite par ses ainés, me cherche car depuis bien longtemps je suis le chêne des amoureux. Propice aux cachettes, je suis comme un témoin muet, comme un grand frère qui ne juge pas et j’écoute les secrets qu’on me confie. Ils viennent me parler d’espoirs, d’amours naissantes, de chagrin parfois. De combien de serments n’ai-je pas été le témoin ! L’amour qu’on s’avoue, l’amour qu’on se jure lorsque l’on a quinze ou vingt ans. Chaque été cette jeunesse du village, qui en des temps reculés devait se cacher pour s’aimer, venait me retrouver pour que j’abrite bien des secrets. Cachés sous le rideau de mes branches puissantes, appuyés contre mon large tronc qui leur donnait un appui solide, combien se sont lovés à mon pied, en toute sécurité… J’entendais les baisers, les mots d’amour, ceux qui se juraient fidélité pour toute la vie…Parfois j’écoutais la complainte des éconduits, ceux qui ne pouvaient accepter le refus de leur partenaire. Témoin muet, jamais je n’ai réagi, même si parfois, du haut de mon faîtage et avec mon grand âge je trouvais les tendres propos bien puérils. Que de bavardages me disais-je, que de projets avortés à peine dévoilés. Mais j’étais tout de même souvent attendri par les paroles qui me faisaient sourire…
Et cet amour que l’on venait de s’avouer, on voulait le sceller dans ma chair, comme si gravé dans le bois cet engagement durerait toujours. Sans même qu’ils se soucient de moi, je les voyais examiner ma couronne pour choisir le plus beau de mes bras. Pour prouver leur force et leur habileté à leur amoureuse ils escaladaient mes branches avec souplesse. Les plus téméraires se postaient le plus loin possible de mon tronc, prenant parfois des risques inconsidérés pour entailler mon écorce au canif en traçant les initiales de deux prénoms. Ceux qui n’étaient sûrs de rien grimpaient dans mes plus hautes branches pour graver leurs noms mêlés en espérant ainsi conjurer le sort ou peut-être par peur du ridicule. Le couteau m’écorchait la peau mais je me laissais faire, ému par l’énergie déployée, par tant d’espoir à vouloir que le temps se fige et que les rêves se concrétisent grâce à ces cœurs transpercés.
Pour me remettre de ces entailles, je devais déployer mes armes cicatrisantes afin de ne pas laisser prise aux champignons qui n’attendaient que de m’infiltrer pour se développer. Par chance, ma vigueur me le permettait. Alors les lettres se boursoufflaient et avec le temps devenaient illisibles. S’il arrivait que ces jouvenceaux devenus adultes reviennent constater l’effet du temps sur leur sculpture, bien peu pouvaient encore retrouver leur marquage. Mais cela les faisait sourire car ils savaient bien que ce n’était là qu’enfantillages. Ils caressaient alors mon écorce, parfois entouraient mon tronc de leurs bras comme pour me remercier d’être encore là, d’avoir survécu à leurs amourettes depuis longtemps envolées.
Comments