- Geneviève Carut -
Août 2014 - Rivière Cuiaba au Sud de la réserve Pantanal au Brésil. Je suis parti de Porto Jofre dans cette petite barque à moteur sur la rivière Cuiaba depuis maintenant plus d'une heure. Le soleil commence à chauffer et toujours rien. Il y a bien quelques jabirus le long de la berge, en équilibre sur une patte, le bec dans la boue à la recherche de bestioles à avaler en guise de repas... Des loutres qu'on devine énormes bien que seuls le museau, les moustaches et les 2 yeux ronds dépassent au ras de l'eau…
Quelques petits bébés capybara s'amusant avec leur mère sur la berge qui descend doucement dans la rivière. Etonnant « cochon d’inde », énorme, au pelage fauve, aux poils qui semblent rêches avec une bouche barrée à la verticale par 2 grosses incisives. Je contemple le paysage majestueux, paisible et animé à la foi.
A la barre de l’embarcation, mon guide Armando, casquette vissée sur la tête, ajuste de temps en temps ses jumelles accrochées à son cou pour scruter l'horizon. Toujours pas de jaguar ….peut être ne le verra-t-on pas aujourd'hui ?
J'essaye de le deviner entre les arbustes qui jalonnent la berge mais rien de plus. Parfois des perroquets Aras Hyacinthe jaunes et bleus s'envolent d'un arbre à l'autre avec leurs cris si particuliers. Il fait chaud. Je mettrais bien volontiers mes mains à l'eau histoire de me rafraîchir mais je sais que cette rivière est bourrée de piranhas et je n'ai pas envie de me faire grignoter le bout des doigts. La barque glisse maintenant à travers une nappe de jacinthes, plantes qui se développent au ras de l'eau. Le moteur ralentit. Armando soulève l'hélice et c'est reparti tranquillement.
Soudain je vois Armando se figer en statue. Il tend l'oreille.
Il n'a pour l'instant rien vu, il a juste entendu des pas. Je retiens mon souffle. Son doigt pointe un amas de roseaux qui bouge, un bruit de feuilles qu'on écrase lourdement. J'ouvre grand les yeux, tous mes sens sont en éveil. Lentement comme dans un film tourné au ralenti, l'animal sort d'entre les roseaux, trahit par le crépitement des branches sèches qui se cassent sous le poids de son corps. Massif et puissant, il ondule devant mes yeux médusés. Sa silhouette élancée à fourrure tachetée de rosettes noires et marrons sur une robe blanche, son museau attendrissant, ses yeux jaunes et ses petites oreilles rondes cachent pourtant un redoutable félin et un prédateur féroce Je suis clouée sur place. Mon appareil photo... vite... vite je dois saisir cet instant furtif car il ne durera pas ….c'est sûr. Mon œil dans l'objectif continue à observer. Je vois le colosse s'immobiliser. Il tourne sa belle tête vers nous. Son regard me fixe. A travers mon objectif je ne vois que lui. Il cligne ses yeux d’or, hébétés de sommeil.
Son regard semble pour moi. Je l'entends grogner, un souffle rauque et bref. Il regarde aux alentours, agite sa queue qui a fait frissonner ses flancs puis reprend son chemin, ondulant tel un mannequin défilant sur un podium, puis disparaît. Je suis galvanisée. J’attends son retour. Nous allons rester sur la barque encore bien quelques heures à descendre la rivière qui serpente à travers la mangrove et attendre qu'il apparaisse à nouveau. Il ne s’en doute pas mais pour l’apercevoir j’ai traversé l’océan, fait des centaines de kilomètres sur la Transpantaneira à travers une bonne partie du Pantanal.
Armando assis à l’arrière, gouvernail en main, me tend son appareil photos. Quelques 20 photos prises en rafale me ramènent à la scène. Il redémarre le moteur, nous repartons, la barque glisse. L’air est lourd et humide en cette fin d’après-midi . Des guirlandes de fleurs sauvages tombent en cascade de la cime d’arbres majestueux. Elles exhalent dans le ciel tranquille leur parfum à la fois si doux, si fort et si troublant, transformant la brise qui vient de se lever en une caresse de velours.
Des perroquets multicolores se querellent au loin. Installé sur un tronc mort à l’écorce moussue, un agouti, sorte de petit rongeur, nous regarde d’un air curieux sans pour autant lâcher sa noix bien coincée entre ses pattes avant. Armando me demande si je veux pêcher à la ligne. Il a emporté 2 cannes et des hameçons. Je décline l’invitation en me demandant comment est-il possible de pouvoir sortir un poisson d’une rivière autant infestée de piranhas. Calée sur le siège avant de la barque, je ferme les yeux pour mieux savourer et m’imprégner de ces instants si précieux. Soudain plus de bruit de moteur. J’ouvre un œil. Armando met son index devant sa bouche. Chut… Je retiens mon souffle. La barque prend le virage à la corde, s’éloigne un peu du bord et là, une scène incroyable. Un jaguar sur la berge, au ras du fleuve, se glisse lentement à pas feutrés semblant vouloir s’approcher d’une loutre innocente sortie à peine de l’eau. Le félin, d’une incroyable circonspection, avance en rampant comme un serpent, s’arrête, se tient immobile, observe la proie qu’il convoite. Son attention semble tellement absorbée qu’il ne s’aperçoit nullement de ce qui se passe autour de lui, il ne nous a pas vus, ni entendus. Arrivé à distance convenable, sans avoir donné l’éveil, d’un bond le félin se jette sur sa proie, la renverse, la saisit dans la gueule pendant qu’elle se débat encore dans les dernières convulsions de l’agonie et la porte dans le fourré. Je suis abasourdie et tellement impressionnée que j’en reste bouche bée. J’en oublie même les photos.
La scène a été à la fois lente et extrêmement rapide. Je reste pétrifiée un long moment. Mon guide me tend son appareil, une bonne dizaine de photos pour mon album une fois rentrée à la maison ! Armando amorce le retour, direction le campement
Ce contraste de scènes à la fois lentes et rapides, le contraste entre quiétude des lieux et férocité de ce qui s’y passe me laissent une impression étrange.
Mon estomac est tout retourné. Je prends soudain conscience de la dureté de la nature. Je reviens à la réalité. Cette magnifique bête qui semble être une grosse peluche douce à caresser est un redoutable prédateur. Je le sais bien sûr, c’est tellement évident ! Je sais que le jaguar ne se nourrit que du gibier qu’il chasse et je mesure la fragilité de la vie de toutes ces proies. Ce sont les lois de la nature. Même ce colosse est fragile car malheureusement encore braconné en Amérique du Sud. Observer le comportement d'un félin dans son milieu naturel reste malgré tout un moment rare et privilégié.
Comments