C’est venu jusqu’à moi, par ce balourd, à côté, toujours immobile et endormi, l’air content de lui, à me balancer de l’ombre, à me griffer de temps en temps. Je ne lui en veux pas, j’attends de grandir, moi aussi, et je suis certain de prendre son exemple, de lui rendre la pareille.
Je fais passer le message à Syl, petite voisine frêle, qui danse sur tous les frémissements, le moindre soubresaut que lui communique la terre. Forcément, elle est déjà au courant. Elle guette, muette, légèrement inclinée vers ce que nous sommes les seuls à percevoir. On est tous penché, je m’en rends compte, nous avons branché tous nos sens sur la toile des particules mouvantes.
Au loin, l’agitation se déploie tels l’envol des pies et des moineaux, la course des biches, des chevreuils ou des sangliers. Que pouvons-nous faire d’autre que d’attendre ?
Je songe à mon futur, à ce que je souhaitais léguer, aux enfants que je promettais à Syl, parce que nous sommes de la même espèce, fait du même bois, des mêmes envies, et que nous voulions ensemble conquérir les sommets. Parfois, elle me parlait de vallées plus vertes, où les ruisseaux se coulent entre les herbes et les rochers. J’hésitais, et confiais mon destin aux perdreaux, aux lapins, à des gibiers plus gros, à des insectes minuscules. Aux fleurs, au vent, au soleil, à tout ça qui semble faire les lois mieux que nous, enracinés dans l’histoire tressée par nos aïeuls.
Nous le sentons. L’air se meut plus âcre, plus trouble. En dessous, c’est un fourmillement d’informations, nous pourrions paniquer, mais nous sommes des êtres de patience. Nous passons nos journées à écouter et entendre ce qu’annonce le vol de l’abeille, à comprendre le murmure des mousses et des épillets, à jouer avec la lumière qui ondule tout au long du jour. Et la nuit, jamais nous ne dormons, nous ressentons encore la satiété de la terre et de l’humus. Et dans cette terre, je comptais me développer, m’enfuir, aussi, dans quelques années.
En attendant, je frôle le vent, j’écarte les branches, les feuillus émoustillés. La fumée vient jusqu’aux cimes tendues à l’extrême et je me rappelle ce groupe de ceux qui marchent, bruyants, rapides, blessants. Ils nous ont contournés, il y a quelques heures à peine, et d’eux émanaient l’excitation, la joie, sans doute, l’acier grinçant de leur inconscience funeste.
Qu’ont-ils fait ? Qu’ont-ils cru ?
Le soleil fend l’atmosphère chargée de degrés supplémentaires. Tout devient gris à l’entour, la lumière s’est flinguée, charpentée comme une mariée, de voiles et de naïveté. Elle a renoncé rapidement, tournant le dos, glissant sur la vague de l’horizon, à la merci de l’univers et des marées célestes.
Je sens Syl à côté, et je crois qu’elle pleure. Nos racines se resserrent. Tous ensemble, nous frémissons, grinçons sous la terre qui nous retient. Le balourd nous rejoint. Il a cent ans, peut-être plus, il s’imaginait sans doute échapper à tous ces dangers qui rôdent autour de nos écorces chaudes.
Les bêtes galopent entre nous, sortent du ventre de la colline. Comme si celle-ci vomissait la vie. La chaleur m’enveloppe totalement, à présent, mes molécules se contractent. Je rêve du pas que j’aurais pu entamer, du déplacement qui m’est refusé. Je voyageais au gré des saisons, travaillais avec mes semblables à faire tourner au mieux la vie de la colline, petit mont qui surplombe la garrigue, et les champs, les vignes, plus bas, domaine des hommes.
Nous allons nourrir la colère, née d’une étincelle. Nous défendre comme nous pouvons, en lâchant nos graines, nos fleurs, aidés par celui contribue à notre perte, le vent.
La fumée nous étouffe. Le crépitement fait trembler ma sève. Nous sommes impuissants, morts, à la merci de ce qui nous grignote.
Soudain, ceux qui marchent apparaissent par petits points, en rouge et noir, s'approchent comme une armée sans odeur, pleine de cris et de lances, de mouvements qu’eux seuls doivent mesurer.
Je sens sur moi les ruisseaux, jaillis de leurs mains divines.
Leurs bottent sur le sol.
Leurs émotions. Leurs intentions.
Leurs oiseaux jaunes.
J’attends.
Je saurai.
Ce qu’il advient ne m’appartient plus.
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